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Une interprétation anticonstitutionnel francophone


Patricia Janssens - 15/5/2024 Le Quinzième Jour - ULiège


Le 22 janvier 2024, à l’instigation du ministre de la Justice Paul Van Tigchelt, un projet de loi (1) a été déposé au Parlement en vue de reconnaître le bouddhisme en Belgique en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle. Le texte a été discuté à la Chambre et des auditions ont été organisées à la mi-mars. Au moment d’achever la rédaction de cet article, le débat est toujours en cours. Le point sur ce dossier avec Jean-François Husson, chargé de cours invité à la faculté de Sciences sociales de l’ULiège et fondateur du Centre de recherche en action publique, intégration et gouvernance (Craig), et Pierre Verjans, chargé de cours honoraire au département de science politique et membre de l’Union bouddhiste de Belgique (UBB).


Les bouddhistes en Belgique se compteraient par milliers. Entre 150 000 et 185 000 selon les sources. Des données à prendre avec prudence cependant puisqu’il n’existe pas de recensement officiel des convictions sur le territoire et que l’implantation bouddhiste est assez difficile à mesurer : cette pratique peut en effet se conjuguer avec une affiliation religieuse, chrétienne, musulmane ou juive notamment, ou encore avec un athéisme revendiqué.


Né à la frontière du Népal et de l’Inde actuels il y a 25 siècles, le bouddhisme a progressivement gagné les pays occidentaux au XIXe siècle. Mais c’est surtout à partir des années 1970 que ce mouvement connut une croissance notable en Europe et aux États-Unis. Les études dont il fait l’objet, la diffusion des textes de référence, l’attribution du prix Nobel de la paix au Dalaï-Lama en 1989, le succès des films (Sept ans au Tibet, Little Buddha, Ran ou Kundun, entre autres) ont participé à sa visibilité médiatique et à sa popularité grandissante à mesure de l’essor du yoga, du taï chi, de la méditation et de la “pleine conscience”. De très nombreux Belges pratiquent souvent ces conseils.


L’ÉVEIL


Siddhārtha Gautama, dit le Bouddha (que l’on peut traduire par “l’Éveillé”), est un chef spirituel né au VIe ou Ve siècle avant notre ère (les traditions ne s’accordent pas sur ce point). Il est le fondateur historique d’une communauté de moines qui donna naissance au bouddhisme.


« Le bouddhisme n’est pas une religion, affirme Pierre Verjans. Il n’y a pas de divinité dans cette philosophie, même si les statues de Bouddha sont vénérées dans certains pays. Si la doctrine ne se réclame d’aucune essence divine, les pratiques, selon les époques, évoluent : on peut prier Bouddha comme on priait sainte Claire dans les églises. Le bouddhisme est une philosophie. Il propose un regard particulier sur le monde et, en notant la vanité de la vie puisqu’elle mène irrémédiablement à la mort, tente de diminuer les angoisses inévitables liées aux accidents, à la maladie, à la vieillesse, etc. Il n’y a ni dogmes, ni croyances mais une éthique pour le monde et pour soi. » La philosophie stoïcienne de la fin du IVe siècle avant notre ère à Athènes n’est pas loin de cette conception puisqu’elle invite, elle aussi, à se dégager des émotions qui perturbent notre mental.

Le bouddhisme suggère des pistes, des voies, pour un bien-être personnel et collectif, ici et maintenant. « Le “Noble sentier octuple” recommande huit pratiques pour mettre fin à la souffrance, détaille Pierre Verjans : la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, les moyens d’existence justes, l’effort juste, l’attention juste, et la concentration juste. En suivant ce chemin, on cultive la sagesse, l’éthique, et la concentration nécessaires pour transcender le cycle de la désolation. Cet enseignement se pratique aussi dans les techniques de “pleine conscience” bien connues en Occident et dont le but est la réduction du stress. »


La version flamande de la Constitution est peut-être plus claire que le texte français dans la mesure où elle établit une distinction entre les “levensbeschouwingen”, soit les convictions philosophiques, et les “godsdiensten”, c’est-à-dire les religions.

Puisqu’il ne se réfère ni à un dieu, ni à une âme immortelle, le bouddhisme doit donc être envisagé comme une organisation non confessionnelle, au même titre que la laïcité organisée. C’est la position de l’UBB. « La version flamande de la Constitution est peut-être plus claire que le texte français dans la mesure où elle établit une distinction entre les “levensbeschouwingen”, soit les convictions philosophiques, et les “godsdiensten”, c’est-à-dire les religions, renchérit Pierre Verjans. Il n’y a pas en Flandre de discussion sur la nature du bouddhisme, clairement sans dieu. D’ailleurs, les associations néerlandophones humanistes de la libre pensée – regroupées sous la coupole “de Mens.nu“ – ne critiquent aucunement la reconnaissance du bouddhisme en tant que “levensbeschouwing“, c’est-à-dire en tant que philosophie non-confessionnelle.» (2)




Le Centre d’action laïque (CAL) est d’un tout autre avis. Dans un article publié dans Libres, ensemble en février 2023, Anaïs Pire avance que “en substance, le bouddhisme devrait être considéré comme une religion à plusieurs titres. D’abord, il suppose la croyance dans le surnaturel, telle l’immortalité de l’âme, la réincarnation, [...] qui sont autant de dogmes. Ensuite, il suppose le respect de préceptes et de règles de vie ayant un statut sacral, notamment fondés sur les paroles, faits et gestes de Bouddha, dont l’image est adorée. Enfin, il établit des temples et des communautés religieuses et monastiques [...].” (3) Lors des auditions à la Chambre, le Pr Jean Leclercq de l’UCLouvain, également membre du CAL, a avancé – d’après un article publié dans La Libre le 15 mars – : “Quand il y a une ‘foi’, un assentiment confiant et intérieur […], de la dévotion, de la supplication, avec des chants, des prières et des offrandes, il y a religion et culte. […]”


Le CAL craint une confusion des genres. « Le conseil d’État a pourtant tranché la question en 1998 en estimant que le CAL n’avait pas le monopole de l’organisation philosophique non confessionnelle », observe Jean-François Husson.


LES AVANTAGES DE LA RECONNAISSANCE


« La reconnaissance officielle confère au mouvement une respectabilité, une garantie de sérieux. Cela lui permet notamment de se différencier des sectes », avance Jean-François Husson. Le droit à l’assistance religieuse ou morale des personnes et de leurs proches est alors reconnu par un texte légal, lequel autorise les conseillers à se rendre dans les prisons, les Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ), les hôpitaux, etc. D’autre part, et ce n’est pas anodin, seule la reconnaissance permet d’obtenir un financement. « Notre pays vit toujours avec les instruments du régime concordataire institué par Napoléon et Pie VII en 1801, dans le sillage de la Révolution française, commente Pierre Verjans. Notre Constitution prévoyait le subventionnement par l’État des ministres des cultes et de l’entretien des églises catholiques. Une obligation qui s’est élargie progressivement. »


En Belgique, il existe six cultes reconnus : israélite, catholique, anglican, protestant-évangélique, islamique et orthodoxe. Une liste à laquelle il faut ajouter, depuis 2002, la conception philosophique non confessionnelle, la laïcité (notons au passage que la Belgique est l’un des rares États à financer la laïcité). « Chaque année, poursuit Jean-François Husson, les pouvoirs publics belges consacrent plusieurs centaines de millions d’euros au financement des cultes et de la laïcité, 276 millions en 2020 (hors salaires des enseignants). » (4)


Mais qui est habilité à reconnaître un culte ou une philosophie non confessionnelle ? « Le gouvernement fédéral, répond Jean-François Husson. Pour prétendre à une reconnaissance, le culte ou la philosophie doit répondre à cinq critères : être structuré, être établi dans le pays depuis plusieurs décennies, avoir plusieurs dizaines de milliers d’adeptes, représenter un intérêt social et ne développer aucune activité contraire à l’ordre public. »


Au ministre de la Justice de vérifier si les critères sont respectés et ensuite de déposer un projet de loi devant le Parlement.


Le hic, c’est que la procédure de reconnaissance n’est pas fixée par la loi. Elle découle d’une pratique administrative. “Cette absence de cadre légal a valu un condamnation de l’État belge par la Cour européenne des droits de l’homme”, relève l’article du CAL. Des propos confirmés par Caroline Sägesser, chargée de recherches au sein du secteur socio-politique du Crisp, dans la revue Les analyses du Crisp, en 2022 : “ La Cour européenne des droits de l’homme a relevé que l’octroi de la reconnaissance est subordonné à la seule initiative du ministre de la Justice et dépend ensuite de la volonté purement discrétionnaire du législateur.” Un tel régime comporte nécessairement, aux yeux de la Cour, un risque d’arbitraire. Sur ce dernier point, la Cour a noté que les demandes de reconnaissance introduites par l’Union bouddhiste de Belgique et le Forum hindou de Belgique, respectivement en 2006 et en 2013, n’ont toujours pas abouti.” Pour la juriste, “cet arrêt peut pousser le gouvernement fédéral à mener à bien, sans délai supplémentaire, la reconnaissance du bouddhisme en tant qu’organisation philosophique non confessionnelle, comme il s’est déjà engagé à le faire dans l’accord de gouvernement du 30 septembre 2020”. (5)


Mais le CAL estime que cet avis nécessite de définir clairement les critères de reconnaissance avant de statuer sur le bouddhisme.


OÙ IL EST QUESTION D’ENSEIGNEMENT



Le manque d’enthousiasme du gouvernement s’expliquerait-il par l’obligation d’organiser des cours de bouddhisme à l’école ? La Constitution belge prévoit en effet que les écoles du réseau officiel offrent le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle. « L’UBB propose d’organiser, en collaboration avec l’Institut supérieur bouddhiste, des formations pour les enseignants du primaire et du secondaire », expose Jean-François Husson.


« Par ailleurs, l’association, bien consciente que le bouddhisme est une tendance très minoritaire dans la population, n’envisage la mise en place d’un cours que si cinq familles, au minimum, le demandent », confirme Pierre Verjans.


Au moment de publier ces lignes (le 2 mai), le débat sur le texte est toujours en cours. Selon un article paru dans Le Soir du 9 avril, “ la reconnaissance du bouddhisme par l’état belge comme philosophie non confessionnelle a du plomb dans l’aile”. « Cette reconnaissance interroge notre système à de multiples égards, conclut Jean-François Husson. Sur ses modalités, sur l’égalité entre communautés convictionnelles, sur l’avenir du financement et, peut-être plus fondamentalement, sur la définition de ce qu’est une philosophie non confessionnelle par rapport à une religion. »


Affaire (sensible) à suivre …


  1. Projet de loi : https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/3782/55K3782001.pdf

  2. Voir le site https://demens.nu

  3. Anaïs Pire, “Le Bouddhisme : philosophie ou religion ?”, dans Libres, ensemble (février 2023)

  4. Notons que si le financement des ministres des cultes (et des enseignants), les frais de fonctionnement ainsi que l’entretien des bâtiments dépendent des législations régionales et communautaires, les organisations philosophiques non confessionnelles ressortissent, globalement, du gouvernement fédéral (conseillers philosophiques, enseignants, frais de fonctionnement et bâtiments). Et pour être complet : les Provinces et les communes participent aussi, largement, à ces financements.

  5. Caroline Sägesser, “Le régime belge des cultes dans le viseur de la Cour de Strasbourg”, Les @nalyses du CRISP en ligne, 19 mai 2022.


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